"Jehanne Paternostre œuvre avec des objets (un document, une stèle, une tapisserie…), porteurs du poids de l’Histoire, pour tisser des liens étroits entre mémoire et fragilité, entre ce qu’on conserve et la valeur de ce qui disparaît. La matière est touchée au plus près, comme dans la récolte sensuelle des poussières de tout petits bouts de fils d’une tapisserie. L’artiste retisse l’envers de l’histoire, souvent mythologique, racontée par cet objet mural de prestige que la lumière et le temps ont usé.

L’archéologie se transforme alors en acte performatif ; l’artiste traverse les couches du temps grâce à la récolte de ces poussières textiles qui portent en elles la trace de la main de l’homme : élevage du mouton, fabrication du fil, teinture et mise en œuvre sur le métier par le lissier.

La récolte est vaine, mais tellement précieuse et consciencieuse, presque scientifique : ranger, trier par couleurs, donner des noms, restaurer, préserver du temps, constituent une poétique de la classification. Ces poussières vont renouer avec le fil de départ qui se reconstruit au niveau symbolique et infinitésimal, soit par le fuseau, soit dans un tube de laboratoire, par l’accumulation de poussières de couleurs différentes.

La récolte de tous ces savoirs et savoir-faire et leur transformation en une forme et une esthétique contemporaines sont, dans le travail de Jehanne, tout aussi importants que les verbes performatifs qui se réfèrent à son processus. L’artiste nous fait dès lors entrer dans une nouvelle réalité".

Denise Biernaux
Galerie Les Drapiers, Liège, 6/11/2022
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"La démarche poétique et sensible de Jehanne Paternostre nous fait prendre conscience du caractère sélectif de notre regard et de l’entreprise systématique de construction et d’organisation des connaissances. L’installation Nébuloscopie déshabille l’image de ses éléments constitutifs. La
carte postale y est présentée comme un élément satellite mais non moins fondamental, révélateur de la façon dont l’historien/l’historienne de l’art ou l’artiste organise la représentation".

Isabelle de Longrée, commissaire au Delta, Namur
Catalogue de l’exposition «La carte postale. Objet de collection, oeuvre d’art», Fonds Mercator, 2024.

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"[...] Une écriture archaïque qui lui évoque les oeuvres de Jehanne Paternostre où des fils de tapisserie de périodes différentes, parfois âgées de plusieurs siècles, des chutes recueillies lors de restaurations de pièces anciennes, et qu’elle articule bout à bout dans un vide sidéral, celui composé de la distance initiale qui sépare tous ses fils que rien ne devait réunir de la sorte, tenant alors entre eux comme mus par un magnétisme insoupçonné, un patrimoine génétique ou la force de l’habitude (respectant la forme imposée à chaque brin par une immobilité séculaire, fossilisante), esquissent des phrasés parallèles, divinatoires, l’ombre portée de musiques intérieures volatiles. C’est une écriture idéale, libérée de la syntaxe et des vocabulaires contraignants, constituée de la contorsion de sentiments que le langage ne parvient jamais à saisir, discrets électrocardiogrammes d’émotions brutes, pures.

Les micro-mondes dans lesquels il aime mariner, ressassant les bribes d’une chanson qui le suit depuis toujours, qui fait partie de lui, mais y apportant sans cesse du singulier, du différent (en particulier, les chansons d’Annegarn), du possible aussi, une fermentation capable de déboucher sur des libertés expressives, ressemblent assez à ces créations de Jehanne Paternostre, assemblages de poussières et de fils récoltés, placés dans des sortes de boîtes de Pétri, évoquant des paysages faits d’infimes brindilles mélodieuses d’horizons qui étaient perdus, qui resurgissent, reviennent fil à fil, balbutient danse et chant. Ce sont à chaque fois, mis en culture, les germes sélectifs d’un environnement ou d’un contexte plus larges, isolés, et en train de fermenter, de recomposer l’image complète du monde dont ils proviennent. Et l’on voit travailler les micro-organismes de l’image. Fragments de paysage lui évoque les formes sombres à la surface de la lune - ou autre planète observée au télescope - mais telles qu’il a pris l’habitude de les projeter sur ses astres intérieurs, solitaires, archipel laineux, confusion feutrée entre carte et territoire où bat une tâche rouge, quelques fines comètes prises dans l’enchevêtrement, traces de vie apparemment immobiles, figées et qui, pourtant, attendent leur heure pour germer, croître, surprendre. Vue de jardin avec un cortège de triomphe l’enthousiasme avec son plan infini blanc et duveteux, frappé de germinations éclatantes, un carnaval floral et bactérien suggéré, amorce d’une exubérance désarticulée, sans plan établi. Colin-Maillard est une fermentation moussue, brousse extraordinaire où s’enfonce son regard pour se perdre dans la reconstitution d’images mentales incontrôlées, incontrôlables, engendrées par l’exploration tactile, le toucher. Ce que voit la peau quand elle caresse à l’aveugle un visage qu’elle ne reconnaît pas mais éprouve comme un univers singulier, enseveli, qu’elle exhume par ses caresses, les doigts dans la matière textile, soyeuse et rêche à la fois, touffe emmêlée du vivant profus, énigmatique".

Pierre Hemptinne, 9/04/2023

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"Fécondité et mémoires des larmes et poussières

[...] confronté jadis à des problèmes de sommeil, il s‘est initié à ce nouveau protocole d’endormissement, paisible, en mobilisant un savoir-faire qui consiste à rendre visible la poussière, à l’accumuler et à transformer ce rebut en nouveau matériau. Cette plasticité insoupçonnée d’une matière tant originelle que finale, associant le signe de la combustion finale, de l’effritement et de la dispersion ultime à la possibilité de renaître en trait d’union entre ici et au-delà, lui fut révélée en visitant une exposition au Tamat (musée consacré à la conservation et l’étude d’anciennes tapisseries et à la recherche expérimentale en art textile) découvrant les recherches en art textile d’une artiste qui y avait été accueillie en résidence (Jehanne Paternostre). Il repense à son travail tel qu’elle le lui avait présenté. Les poussières nécessitent, au même titre que les trésors de la tapisserie patrimoniale, une attention constante. Arrivée au musée pour effectuer sa bourse de recherche, elle commence par s’intéresser aux coulisses, pas aux images tissées, historiques, en tant que telles. Mais à la relation pratique avec ces tissus mémoriels, leur entretien. Elle s’intéresse non pas aux représentations figées mais à ce qu’elles occasionnent comme travail infini de maintien des images. Elle a filmé les rituels de soin que nécessite le patrimoine licier, les mains qui restaurent, les gestes reliant endroit et envers. Se glissant sous l’oeuvre en cours de réfection, elle découvre un extraordinaire contre-jour à la trame couturée, cicatrisée, le dessin d’une carte mémoire singulière. Evoquant ces enfants qui, glissés sous la table, basculent dans une autre dimension du réel, elle recueille, là aussi, ce qui tombe et quitte l’économie des biens valorisés : bouts de fils et poussières textiles.

A deux pas des grandes représentations inscrites dans une histoire linéaire et verticale, valorisant les « hauts faits » et les « seigneurs », elle relève les infimes histoires, invisibles, bifurcatoires, sans lesquelles rien ne se produit, aucune croisée des chemins. Elle glane aussi ces petits bouts de fils rigides, à la forme fixée, autant de mémoires de gestes et de fonctions oubliés, passés dans le chas de grandes aiguilles, regroupés comme un ensemble entomologique.

Comment faire parler ce matériau dissipé, comment donner à cet informel sans le trahir ? Elle amasse les « nounous » textiles, les malaxe, les feutre, leur redonnant apparence de laine sauvage et, s’initiant au maniement du fuseau, elle s’exerce à fabriquer des fils de poussières. D’autre part, elle autopsie les boules de fils, détachés des tapisseries, scories à remplacer, agrégés uniformément tout au long des travaux d’entretien, uniformes, grises. Minutieusement, brin à brin, elle les dissocie et isole chaque composante qui, du coup, exprime sa couleur d’origine, la boule révèle multicolore des entrailles multicolores. Ce qui semblait terne, éteint, se révèle constitué de « nerfs » de tailles, textures et coloris différents et individualisés. Certains de ces fils ont plusieurs siècles, d’autres sont contemporains, ils racontent l’intrication des temps pluriels. L’artiste apprend à les entretisser en de longues chaînes rien moins qu’homogènes, des lignes de crêtes processionnaires. Elles arpentent le temps et les mémoires selon des mesures jamais lisses, selon des trajets toujours tremblés. Elle les met en confrontation avec les appareils en verre de laboratoire scientifique qui, eux, ont mission de faire prévaloir une mesure objectivée et rationnelle de la vie et de ses phénomènes. Ce n’est pas une opposition entre ces deux voies que l’artiste présente, plutôt, via ces réalisations esthétiques raffinées et puissantes, la nécessité d’un dialogue, d’une complémentarité. Sous le verre aseptisé du laboratoire, filent des lignes de vie, des lignes du temps, anarchiques et têtues, à la granularité buissonnante, plurielles, brutes et raffinées, non plus de la corde, ni du tissu, mais des boyaux entretissés des mémoires du passé, du présent et du futur. Les regarder ou, encore mieux, les faire glisser entre ses doigts, certainement, aide à rêver une autre histoire de l’humanité qui ne serait plus bloquée, en panne d’imagination, au stade d’un capitalisme dépassé, échoué dans une biosphère dévastée. Ca calme. A la manière de cet artiste, donc, de tous les fils et poussières que la vie a fait tomber en lui, mentalement il fabrique des pelotes, des fils, il en suit le déroulé irrégulier et entrevoit ou fantasme un printemps de l’imagination. Il peut s’endormir. Ces fils le tireront jusqu’à demain".

Pierre Hemptinne, 15/02/2022

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"Jehanne Paternostre s'intéresse au processus de restauration et de consolidation des éléments textiles. Conserver, sauvegarder, ranimer les nuances, la trame, les fibres et traversées lumineuses : autant de gestes qui permettent un autre regard sur ce" qui a eu lieu et peut renaître. C'est singulièrement inventif et solaire."

Françoise Lison, L'Avenir, 31/12/2021